. Solal, , p.118

N. Friedrich and P. , Dithyrambes pour Dionysos, trad. Michel Haar, p.90, 1997.

. Solal, , p.255

, Avant de s'abandonner au charme de Solal, Aude tente de dévaloriser comme des « histoires de roman-feuilleton » 3 les exploits qu'on lui a rapportés, traits de bravoure guerrière et civique, sans se convaincre pour autant que le récit en ait été exagéré. Saltiel, lui, paraissait bien extravagant, quand il est parti en bateau à la recherche du jeune héros, à l'époque où il avait fui avec Adrienne : « Sous la lune, il lisait alternativement un roman policier et un livre d'aventures au Far West. Il espérait trouver des suggestions dans ces lectures appropriées aux circonstances et se proposait de suivre son neveu à la piste ou de trouver à Brindisi quelques cheveux blonds de Mme de Valdonne. » 4 On comprend qu'il ait été pris pour un aliéné à son arrivée en Italie. Le récit marque ses distances face au doux rêveur qui prend les romans comme modèles de comportement? mais on est justement dans un roman, et l'enquêteur va retrouver le fugitif. La diégèse, tout en dénonçant en surface l'illusion romanesque, en comble dans les faits les attentes. Si Saltiel encore accepte le choix de Solal pour un pensionnat à Aix-en-Provence, c'est notamment parce qu' « un roman de cape et d'épée, lu dans sa jeunesse, s'y déroulait » 5 . A-t-il tort de céder à cet argument, sachant que son neveu, précisément, suscite autour de lui le romanesque, en allant jusqu'à jouer les mousquetaires ? Les goûts littéraires de Solal lui-même reposent sur la conviction que la vie circule dans les romans, une vie intense. Soupesant le livre « harmonieux, décanté, dépouillé » qu'a produit Jacques, il oppose au plumitif raffiné les écrivains qu'a « bénis le sombre Seigneur étincelant de vie », et songe « à Sancho, au général Ivolguine et aux Valeureux » -renvoyant Cohen lui-même du côté des bénis de l'inspiration 6 . Que Don Quichotte soit l'une des grandes oeuvres critiques de l'illusion romanesque n'empêche que le désir du romanesque soit une expression de l'énergie du flux vital. Et mêlant ses propres oncles aux personnages des livres qu'il aime, Solal efface les frontières entre le roman et la vie, amoureuse juvénile. Lui-même a encouragé ce détour avec quelque perversité lors d'une conversation menée devant la belle, occupée à lire, avec son fiancé : « il parla de Lamiel et se dit amoureux des héroïnes de Stendhal. (Aude tourna dix pages.) Puis il décrivit les Courtisanes de Carpaccio » 1 . Sans tarder, l'auditrice commande le roman à son libraire, avec des reproductions du peintre vénitien. D'Aude a déjà été évoqué un « envol stendhalien de robe, vol.2, p.356

. Salomon and . De-l'histoire-qu'un-coreligionnaire, a-t-il appris, est en train d'écrire ; Saltiel en sait un peu plus : « [?] ne sais-tu pas qu'un livre tout entier appelé Solal a été écrit sur moi avec mon propre nom et que l'écrivain de ce livre est un Cohen dont le prénom étrange est Albert ? » 7 Se hissant dans le réel, il fait entrer son propre créateur dans la fiction : « [?] cet Albert, né en l'île de Corfou voisine de la nôtre, est le petit-fils de l'Ancien de la communauté de Corfou qui faillit épouser ma mère, ce qui fait que cet Albert est en quelque sorte mon parent ! » 8 s'exclame-t-il. Et quand il se vante d'être ainsi devenu célèbre jusqu'à Ceylan -un article sur le roman ayant de fait été publié dans le Ceylan Observer 9 -la fiction s'émerveille par sa voix de sa propre irrigation du monde

. Ibid, , p.152

. Ibid, p. 223 et Mangeclous, p.537

. Ibid,

A. Le-regard-d'adrienne, Albert Cohen se plaît à mimer l'échange qu'il pourrait avoir avec ses lecteurs, en interrogeant leur horizon d'attente. Les Valeureux dans Mangeclous commentent le projet de roman dont Solal s'est ouvert à Saltiel, et qui correspond en fait à celui qui est en train de s'écrire. Que doit faire le héros, qui s'est introduit dans la chambre d'une femme à qui il n'a jamais encore parlé ? Le lecteur moral, Salomon, suppose qu'il ne s'en approchera pas, « par honnêteté » ; le lecteur cynique, Michaël, raille « le sanscervelle » qui aurait mieux fait de mener sa séduction tambour battant ; Saltiel suggère qu'il trouve un intermédiaire pour arranger le mariage, Mattathias, qu'il s'enquière de la dot ; Mangeclous aurait préféré que le mariage soit l'objet d'une intrigue financière 3 . En offrant au public des Valeureux sa vie comme un livre virtuel, Solal déclenche le débat sur les normes et valeurs de l'existence. Il est amusant de voir la lecture érudite elle-même ramener au réel un homme qui aspire par elle à s'élever dans les plus hautes sphères de l'esprit

, Mangeclous n'est pas seul à se moquer de la rétention qui atteint tous les héros « depuis Homère jusqu'à Tolstoï », voués à ne jamais écouler les boissons qu'ils absorbent ; « dans les romans français le type va toujours se laver dans un cabinet de toilette jamais dans une salle de bains alors quoi ils ne se lavent jamais », fait remarquer Ariane 5 . Quand le Valeureux se gausse d'avoir entendu venter une femme qui « lui lisait des vers rimés » et l' « assassinait de gondoles, de beauté, de roses harmonieusement disposées, de Baudelaire et de symphonies », il reprend un thème déjà lancé par Solal à la face d'Aude : « Ma gondole ton luth son écharpe nos sentiments vos vapeurs leurs passions. Je te chéris tu m'affadis il me fait souffrir vous êtes odieux. » 6 La jeune fille est accusée de se gorger de lieux communs romanesques qui n'excitent que superficiellement sa sensibilité : « Vous rêvez d'une existence héroïque et révoltée et russe, ? La haine de la lecture Une objection évidente au lien des livres à la vie est apportée par les multiples dénonciations du mensonge littéraire, qui visent en particulier romans et poésie

. Solal, , p.289

S. Voir-alain, . Le, D. G. Roman-?-»,-in-le-romanesque, M. Declercq, and . Murat, , pp.273-277

. Mangeclous, , p.602

. Solal, , p.242

. Mangeclous, , p.187

. Mangeclous, et Solal, p.180

, Une certaine mauvaise foi gouverne visiblement chez Cohen l'accusation de mensonge romanesque portée contre un écrivain qui a dénoncé, comme lui, les vertiges de la passion tout en réalisant, avec l'histoire de Kitty et de Lévine, ce que luimême n'a pas accompli, à savoir un roman de l'amour conjugal heureux. Et indirectement, les échos de La Sonate à Kreutzer illustrent le guide qu'un roman peut offrir à la lecture de la vie. Paradoxalement, c'est chez Solal que s'exprime avec virulence une haine de la lecture inédite chez les autres personnages. C'est lui qui gratifie avec commisération Ariane d'un « Pauvre petite » en découvrant un livre de Bergson dans sa chambre, qui adresse un « Non, merci, pas envie » au même livre en même temps qu'aux fondants au chocolat déposés à proximité 3 . Quand il se fait faire la lecture par Isolde, c'est un simple moyen de la tenir à distance. Pire encore, le parcours des cinq volumes d'une histoire de l'art en compagnie d'Aude signe leur déréliction, à l'approche de la misère. La lecture ne serait-elle que le pis-aller d'une existence en panne de désir, et privée de dérivatifs sociaux ? La seule qui stimule la voracité de Solal est celle du journal intime d'Ariane, lecture d'assouvissement, teintée de voyeurisme et prodigue d'informations utiles à la séduction qu'il projette? Mais l'ambivalence règne, comme toujours ; la haine proclamée de la lecture recouvre chez Solal la fascination des livres : « Au lieu d'être un de ceux dont on parle dans les livres ou qui écrivent un grand livre et puis ont un sourire de bonté, de lassitude et de mépris, je lis des livres, en fin de compte, reproche à la fille du sénateur non de céder à un excès de romanesque, mais de n'être pas assez romanesque. Quant à Mangeclous, ce qu'il montre surtout, dans ses parodies successives d'Anna Karénine 1 , c'est qu'il est l'un des rares protagonistes des romans cohéniens? à n'avoir pas lu Tolstoï de près, vol.4

, « un acte de révérence », dirigé vers les grands auteurs, un acte « sacré » enfin, composante valorisante de l'identité personnelle 5 . Même si beaucoup de personnages ne pratiquent pas une lecture érudite, ils restent soumis à cette conception haute du rapport au livre. Elle domine aussi chez la figure d'auteur qui se dessine dans l'oeuvre, auteur qui s'autocanonise en évoquant les échos qui parviennent de ses propres romans à leurs personnages ! Mais surtout, il propose à ses lecteurs modèles et contre-modèles de la relation aux livres. Les subversions mêmes auxquelles il soumet la fascination qu'ils exercent et ses dénonciations du mensonge romanesque tracent le chemin d'une lecture à la fois joueuse et critique, mais riche d'implications existentielles puissantes -celle qui accepte que l'oeuvre, par la puissance de vie, elle permet la caractérisation sociale et psychologique des personnages et reflète, plus encore, un état culturel où reste dominante la conception savante de cette activité : celle qui fait d'elle « un acte vital », qui instruit et forme l'individu