Écrites au tournant des XXe et XXIe siècles, les œuvres de Sylvie Germain et de Laurent Gaudé ont en commun d’interroger les fatalités des violences historiques et les racines qu’elles plongent dans l’intériorité humaine, en recueillant à la fois les ressources philosophiques ou anthropologiques de la pensée contemporaine et les sources millénaires de la culture occidentale, parmi lesquelles les récits de la Passion leur offrent un riche matériau symbolique. Dans Tobie des marais (1998), actualisation du Livre de Tobie dans le marais poitevin du XXe siècle, et dans La Mort du roi Tsongor (2002), qui déplace dans une Afrique mythique l’univers des épopées et tragédies antiques, la Passion connaît elle aussi ce qu’on pourrait, à la suite de Theodore Ziolkowski, nommer une transfiguration fictionnelle, en laquelle les personnages et l’action sont préfigurés par des acteurs et événements reliés à la vie de Jésus, et plus particulièrement ici à ceux qui s’étendent de la Cène à la mise au tombeau. Cette mémoire travaille les récits, stimule la réflexion chez des écrivains héritiers du renouvellement que les travaux d’Emmanuel Levinas et de René Girard ont donné à l’approche des rapports entre la violence et le sacré, mais aussi met en branle la parole poétique et sollicite l’imagination picturale ou sculpturale comme autant d’instruments d’une pensée symbolique spécifique. La réécriture s’y montre en quête, au sortir d’un siècle convulsif, d’une sagesse réorientant le rapport à soi et à l’autre : les deux romans invitent à se demander dans quelle mesure les références à la Passion peuvent ouvrir, par-delà cette visée éthique, une espérance métaphysique chez des écrivains qui, à l’instar de la plupart des romanciers contemporains, récusent toute posture confessante.